L’élection d’Abdelmadjid Tebboune a été accueillie diversement, entre ceux qui estiment qu’il a été mal élu et ceux qui considèrent qu’il a été en réalité désigné par la hiérarchie militaire, l’élection étant truquée.
Qu’il ait été mal élu, c’est une évidence et il n’est pas le seul chef d’État dans ce cas. Qu’il ait été désigné par la hiérarchie militaire, c’est probable mais c’était sans doute le cas de ses rivaux malheureux. C’est avant l’élection que les militaires ont fait leur choix et il n’était donc pas nécessaire de truquer le scrutin. La faiblesse du taux de participation , un peu moins de 40 %, plaide plutôt en la faveur d’une élection non truquée; on aurait pu en effet s’attendre, en cas de manipulation du scrutin ou de bourrage des urnes à ce que les autorités fassent état d’un taux de participation avoisinant au moins 50 %.
Il n’est pas douteux que ni le président nouvellement élu, ni ceux qui l’ont coopté ne se font d’illusions sur une véritable adhésion populaire à sa personne.
Par contre, cette adhésion pourrait se construire progressivement en fonction de ses premiers gestes une fois son gouvernement constitué. Il y a bien sûr sa promesse de rajeunissement des détenteurs de portefeuilles ministériels, une promesse dont la réalisation semble mal engagée si on en croit les deux premières nominations aux postes de Chef de cabinet et de Secrétaire Général qui confirment la tendance à la gérontocratie (on verra ce qu’il en sera des ministres). Surtout, la majorité de la population attend du nouveau président qu’il fasse libérer les détenus d’opinion, aussi bien les gens connus que les citoyens ordinaires.
Ce dernier geste est à coup sûr celui qui donnera de la crédibilité à la volonté affichée du nouveau président de faire évoluer le pays vers plus de démocratie.
Il reste que ce qu’on appelle le Hirak n’a pas été en capacité d’empêcher le scrutin présidentiel et toutes les protestations, manifestations criant à l’illégitimité du nouveau président n’y ont rien fait et n’y feront rien.
Hugh Roberts* propose une analyse dépassionnée qui permet de comprendre pourquoi, après des succès initiaux de grande portée, le Hirak s’est retrouvé dans une impasse, ne parvenant pas à provoquer un changement radical du système politique.

Hugh Roberts
L’histoire n’est évidemment pas finie et tout peut encore basculer dans un sens ou dans l’autre, par exemple si des manifestants passaient à l’action violente, ou si une grève générale était effective, ou bien sûr si les autorités se lançaient dans une répression systématique et sanglante.
* Hugh Roberts est professeur d’histoire de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient à l’université Tufts aux Etats Unis. il est notamment l’auteur d’un ouvrage sur la situation politique en Algérie entre 1988 et 2002.
Algérie: le Hirak et les ides de décembre
par Hugh Roberts, Jadaliyya 19 novembre 2019 traduit de l’anglais par Djazaïri
Depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois, la situation en Algérie a été souvent décrite comme une impasse. Dans le même temps, l’habitude tout aussi répandue de qualifier le mouvement de protestation de révolutionnaire a incité à s’attendre à ce que l’impasse soit plus susceptible d’être résolue en faveur de la «révolution» qu’en faveur des pouvoirs en place. Je soutiens que ce ne sont pas là des lectures réalistes des événements ou de leur tendance.
Appeler révolution un mouvement de contestation, si impressionnant soit-il, n’en fait pas une révolution. Le «mouvement populaire» en Algérie, le Hirak , a été extrêmement impressionnant au début, lorsqu’il s’est opposé avec succès à la perspective d’un cinquième mandat pour le président Abdelaziz Bouteflika. La perspective subjective des manifestants a sans aucun doute été révolutionnaire à certains égards – surtout l’aspiration à en finir avec le régime actuel et à voir une «deuxième République» établie et le courage de descendre dans la rue à plusieurs reprises pour l’affirmer publiquement. Néanmoins, le mouvement n’a été objectivement révolutionnaire à aucun moment. Il n’y a pas de situation révolutionnaire en Algérie; il ne s’agit pas d’une situation de double pouvoir et il est peu probable qu’elle le devienne dans un avenir prévisible, qui est l’horizon temporel de la politique concrète.
L’armée est la source du pouvoir politique en Algérie depuis 1954 et n’a pas été détrônée. Le pouvoir exécutif de l’État, bien que largement contesté, reste cohérent en interne. Le commandement de l’armée en garde le contrôle, comme il vient de le démontrer en déployant avec succès la gendarmerie comme un élément décisif pour mettre au pas une justice algérienne mutine. Le Hirak lui-même, bien qu’impressionnant par sa combativité et sa détermination, n’a pas de fin réalisable au-delà d’empêcher, encore une fois, l’élection présidentielle (maintenant prévue pour le 12 décembre 2019). Et il est loin d’être certain qu’il atteindra cet objectif limité.
En l’absence d’une situation révolutionnaire, tout ce que le Hirak pouvait espérer de façon réaliste était une réforme importante – une avancée en quelque sorte vers une forme de gouvernement plus démocratique et la primauté du droit – qui ouvrirait de nouvelles perspectives politiques et établirait un précédent pour des réformes ultérieures. Mais une telle réforme stratégique nécessite l’accord du commandement militaire, qui ne peut être obtenu que sur la base d’un compromis historique entre l’armée et le mouvement populaire. Bien que cette idée ait été lancée ici et là, aucun compromis de ce genre ne s’est produit et la façon dont le Hirak a évolué depuis avril est en grande partie la raison.
Pratiquement tous les commentaires dans les médias considèrent le Hirak comme essentiellement inchangé depuis son début spectaculaire le 22 février 2019. Mais, en fait, son contenu politique a changé à bien des égards. Initialement, le Hirak présentait les principales caractéristiques suivantes:
Il était incroyablement pacifique et autonome;
Il se centrait sur un point extrêmement précis – pas de cinquième mandat pour Bouteflika (et par conséquent en corollaire: pas de quatrième mandat prolongé non plus);
il a communiqué cette exigence non pas comme l’expression véhémente d’un sentiment subjectif mais comme une annonce faisant autorité résultant d’une décision collective: makansh khamsa! («Pas de cinquième mandat!»);
il fondait cette décision en défense de la constitution (car une personne inapte occupant le poste de président était manifestement inconstitutionnel);
il signifiait clairement qu’il n’avait aucune querelle avec la police: sha’b, shorta: khawa, khawa («le peuple, la police: frères, frères») ou l’armée: jaish, sha’b: khawa, khawa («armée, peuple: frères, frères »).
Depuis le départ des Bouteflika, en avril dernier, le Hirak est, c’est à son crédit, resté d’un pacifisme impressionnant. Mais à tous autres égards, ses positions politiques se sont transformées pratiquement à l’opposé de ce qu’elles étaient à l’origine.
Beaucoup de ses slogans les plus importants – «système dégage», « yetnahaw ga’a », etc. – expriment des demandes et des sentiments (en réalité, des anathèmes) plutôt que des décisions et manquent donc d’autorité ainsi que de détermination; ils sont à à l’opposé de slogans précisément ciblés. Que pourraient-ils signifier d’un point de vue pratiques? Personne ne le sait.
Quant au seul élément ciblé de la position du Hirak , son opposition à la tenue du scrutin présidentiel, il ne se fonde pas sur la défense de la constitution mais sur un rejet explicite de la constitution.
La prémisse de ce refus de l’élection présidentielle est la proposition (ou exigence) concurrente d’une transition vers «une seconde République». Il est tenu pour acquis que cette «deuxième République» postulée s’avérera de beaucoup supérieure à la «République» actuelle. Mais pourquoi devrait-il en être ainsi, alors que ses contours institutionnels et son caractère spécifiques restent entièrement indéfinis. À aucun moment, aucun partisan de cette vision n’a dit quoi que ce soit sur les principes constitutifs de la seconde République
La «transition» évoquée est également indéfinie quant à ses modalités ainsi qu’à sa finalité, sauf dans la version qui exige, comme élément central, une assemblée constituante. Qui, en l’absence d’un chef d’État faisant autorité, convoquera cette assemblée, qui déterminera sa composition, son ordre du jour et son règlement intérieur sont des questions que personne préconisant cette «feuille de route» n’a abordées à aucun moment. La façon dont une véritable assemblée constituante peut être réunie, sans parler de parvenir à un consensus national authentique sur une constitution radicalement nouvelle (et améliorée), face à l’opposition du commandement de l’armée est floue.
Ce rejet de la constitution et de l’élection présidentielle que la constitution autorise non seulement mais impose en fait a conduit le Hirak à un conflit ouvert avec l’armée, exprimé par des attaques véhémentes contre le chef d’état-major (et vice-ministre de la défense), Le lieutenant-général Ahmed Gaïd Salah. Le vieux maître mot du Hirak, Jaish, Sha’b: Khawa, Khawa, est lettre morte depuis plusieurs mois.
C’est là, selon moi, un changement très regrettable. Il est difficile de voir comment le but tout à fait admirable du Hirak d’obtenir une meilleure forme de gouvernement pour l’Algérie peut raisonnablement espérer bénéficier de cette tournure des événements et il y a lieu de craindre qu’il ait condamné le hirak à la défaite à court terme
Si nous acceptons de nous résoudre à rejeter l’option douce qui consiste à traiter ce drame comme un conte de fée avec des bons héros et des méchants, en mettant tout au compte du méchant État profond et en dégageant nos préférés de toute responsabilité, il devient possible d’estimer que le Hirak a commis une erreur stratégique majeure erreur au printemps dernier et qu’il l’a payée. Cette erreur a été de situer sa réticence à accepter une élection présidentielle sur la base d’un rejet radical de la constitution. Ce faisant, il a abandonné la stature morale élevée qu’il avait provisoirement acquise le 22 février et a permis au commandent de l’armée d’occuper ce statut et de le conserver par la suite.
Le tragique est que le Hirak n’avait pas besoin de faire ça. Il était en principe parfaitement loisible au Hirak de convenir avec les chefs de l’armée que la constitution (en particulier les articles 102 et 104) exigeait la tenue d’une élection présidentielle, mais de souligner en même temps que la constitution stipulait également que «le peuple est la source de toute autorité »(article 7) et que« Le peuple choisit librement ses représentants »(article 8). En bref, la constitution donnait au Hirak les munitions dont il avait besoin non pas pour défier le commandement militaire mais pour traiter avec lui sur la base même de la constitution en vigueur et ainsi (i) l’empêcher de s’emparer de la position morale du Hirak (ii) et le persuader d’accepter un accord qui aurait permis à l’élection présidentielle de se dérouler dans des conditions qui représentaient un gain pour le Hirak et une réforme stratégique pour l’État.
Une question centrale pour l’historien est de savoir pourquoi le Hirak n’a pas choisi cette option. On ne peut pas supposer qu’il l’ignorait tout simplement. Divers membres de l’aile civile de l’élite nationale ont tenté de le persuader de penser en termes de compromis historique progressiste avec les chefs de l’armée. Abderrahmane Hadj Nacer, ancien gouverneur de la banque centrale et figure de proue du groupe des réformateurs au cours de la période 1989-1991, a présenté en juin dernier une proposition très réfléchie et impressionnante dans ce sens. [1] Un certain nombre d’autres personnalités civiles ont avancé des visions similaires. En particulier, le secrétaire général par intérim de l’association des anciens combattants ( Organisation Nationale des Moudjahidine , ONM), Mohand Ouamar Benelhadj, [2] a fait un commentaire très pointu sur la situation le 19 juin, alors que les options étaient encore ouvertes, critiquant les chefs de l’armée pour avoir invoqué exclusivement l’article 102 de la constitution et attiré l’attention sur l’importance des articles 7 et 8 et suggérant que le Hirak en tire le meilleur parti. [3] Et le plus réfléchi des dirigeants islamistes algériens, Abdallah Djaballah, a attiré à plusieurs reprises l’attention sur l’importance stratégique de l’article 7
Le Hirak n’a intégré que par intermittence des références aux articles 7 et 8 dans son discours sans leur accorder une importance particulière, sans même parler de reconnaître leur importance stratégique et d’en développer les implications possibles. Il n’a pas compris qu’une occasion de faire pression pour une réforme majeure était là suite départ des Bouteflika et il a laissé passer cette opportunité.
Il a ainsi permis au régime de se présenter finalement comme un agent tout aussi plausible – sinon plus plausible – du processus de réforme nécessaire. Sur les cinq candidats à la présidentielle, deux, Ali Benflis et Abdelmadjid Tebboune, tous deux anciens premiers ministres, ont maintenant publié leurs manifestes électoraux et ceux-ci indiquent leur intention, s’ils sont élus, de résoudre au moins certains des principaux problèmes et griefs qui sous-tendent l’agitation populaire. Contrairement au Hirak , le régime a eu une stratégie et, dans la dernière phase du drame, il s’agit de retirer le plus possible d’espace au Hirak , afin de le rendre superflu.
L’État algérien est un caméléon et sa capacité de cooptation ne doit pas être sous-estimée. Sans leader et, par conséquent, tendant à apparaître pas mal embrouillé au niveau politique, le Hirak puise dans des sentiments et des convictions profondément ancrés qui sont sans aucun doute ceux du peuple algérien dans son ensemble, ce qui lui a donné sa force de résistance. Et, comme l’Algérie est pleine de surprises, un quelconque événement violent ou autre pourrait fausser cette analyse et imposer un ensemble de perspectives différentes quant à la situation dans un mois.
Mais pour l’heure, le Hirak n’est pas près de réaliser une percée politique révolutionnaire de sitôt, s’il la réalise jamais. Je pense que son rôle historique a été d’ouvrir la voie à la réaffirmation – après des années d’incompétence arrogante – de l’opinion publique en tant qu’acteur collectif incontournable du gouvernement algérien. Et si, au cours des semaines et des mois qui suivront le 13 décembre, il s’avère avoir réussi à orienter les élites dirigeantes du pays vers de meilleurs comportements, ce ne sera pas un mince progrès mais, au contraire, une réussite historique et immensément bienvenue.
[1] Abderrahmane Hadj Nacer, “Le Hirak pour surmonter l’impasse,” Tout Sur l’Algérie, 24 Juin 2019; voir aussi Fayçal Metaoui, “Sortie de crise: les propositions de Hadj Nacer,” El Watan, 23 June 2019; Hacen Ouali, “Abderrahmane Hadj Nacer, ancien gouverneur de la banque d’Algérie: « En finir avec le système qui se repose sur l’armée»,” El Watan, 24 Juin 2019; and “Les principaux messages de Hadj Nacer à l’armée,” Editorial, Tout Sur l’Algérie, 24 Juin 2019.
[2] Benelhadj est devenu Secretaire Général suite au décès de Said Abadou le 12 Juin 2019, en attendant la tenue d’une élection au prochain congrès de l’ONM qui a été reporté pour la durée de la crise politique nationale.
[3] Madjid Makedhi, “L’Organisation nationale des moudjahidine (ONM) propose son initiative: L’application de l’article 102 est un échec total,” El Watan, 19 June 2019; see also Fayçal Metaoui, “Entretien avec le secrétaire général par intérim de l’ONM,” Tout Sur l’Algérie, 19 June 2019.
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24 décembre 2019 à 12 h 03 min |
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