L’alliance inavouable entre le sionisme et l’antisémitisme

Tony Greenstein est un ancien militant de l’aile gauche du Parti Travailliste de Grande Bretagne dont il a été exclu en 2018 notamment pour antisémitisme.

Greenstein a pourtant été éduqué dans une famille juive orthodoxe; son père était même rabbin!

Parmi les engagements de Tony Greenstein, celui pour la cause palestinienne en faveur de laquelle il fut un des fondateurs de Palestine Solidarity Campaign.

Dans ce texte qui n’est qu’un fragment de ses écrits sur le sionisme, il met bien en évidence la relation entre l’antisémitisme et le sionisme qui n’est pas celle à laquelle croient de nombreux observateurs du conflit entre le peuple palestinien et le régime sioniste. Il apporte aussi un éclairage utile sur la relation entre sionisme et socialisme.

Tony Greenstein

J’avais déjà proposé des articles sur cette thématique en présentant deux textes de Klaus Polkehn, des extraits d’un texte de Lenni Brenner et un texte de Charlie Pottins.

L’Alliance inavouable

Par Tony Greenstein

The Weekly Worker , n° 630, 22 juin 2006. traduit de l’anglais par Djazaïri

Quel est le lien entre sionisme et antisémitisme ? Tony Greenstein explique qu’il existe un lien plus étroit que de nombreux sionistes modernes ne voudraient l’admettre

Si vous êtes antisioniste et partisan de la lutte palestinienne, vous serez inévitablement accusé d’« antisémitisme ». Si vous êtes juif, vous serez probablement accusé d’avoir « la haine de soi » – l’étiquette que les nazis attachaient aux Allemands antifascistes.

L’accusation « d’antisémitisme » s’est tellement répandue les sionistes se la lancent régulièrement les uns contre les autres. Même Yitzhak Rabin, le Premier ministre israélien assassiné, a été représenté sur des affiches par des opposants aux accords d’Oslo de 1993 vêtu d’un uniforme SS. [1] C’est devenu si ridicule que lorsque le conseil d’administration de Marks and Spencer a rejeté une offre publique d’achat de Philip Green, ce dernier a accusé le président de M&S, Paul Myners, d’antisémitisme ! [2]

Au cours des trente dernières années, a eu lieu un processus de redéfinition de l’antisémitisme. Il ne s’agit plus de racisme ou de discrimination, mais plutôt d’hostilité à un mouvement politique. En 2004, le Congrès américain a adopté le Global Anti-Semitism Review Act, qui ordonne au Département d’État d’évaluer la façon dont les gouvernements du monde entier traitent les citoyens juifs. [3]

Il est étrange que l’antisémitisme, qui est aujourd’hui un préjugé marginal, justifie une telle inquiétude de la part de la classe dirigeante américaine, alors que le racisme contre les Arabes, les musulmans, les Noirs et les Hispaniques mérite à peine un froncement de sourcil. «L’antisémitisme » est devenu un outil idéologique puissant entre les mains de la classe dirigeante des États-Unis. C’est un « antisémitisme » auquel même les segments les plus antisémites de la société américaine – les évangélistes chrétiens blancs avec leurs passions du Christ – peuvent souscrire.

L’establishment américain a redéfini l’opposition à l’impérialisme américain et à son atout stratégique, l’État israélien, comme une forme de racisme. L’antisémitisme est devenu l’antiracisme respectable de la droite. Le sionisme a refermé  la boucle sur les Juifs. Dans cette alliance stratégique avec les États-Unis, les Juifs se voient à nouveau offrir une « protection » par la classe dirigeante, tout comme à l’époque féodale ils étaient protégés par la monarchie et la noblesse.

Le Juif éternel

De même que le capitalisme mercantile a donné naissance au capitalisme industriel, l’antisémitisme religieux a progressivement cédé la place à l’antisémitisme racial à partir du XVIIe siècle. [4] Alors que les antisémites chrétiens cherchaient à convertir les juifs, les antisémites raciaux soutenaient que tout était une question de race et non de religion. La question des juifs baptisés devait causer aux nazis toutes sortes de difficultés au moment où ils commençaient à mettre en œuvre la solution finale. [5]

A la place de l’éternel Juif, les sionistes posent l’éternel antisémite. Depuis 2 000 ans, selon le mythe sioniste, les Juifs ont erré sur la terre, victimes d’un antisémitisme implacable, ayant été expulsés de Palestine après la destruction du premier temple. En fait, la majorité de la communauté juive palestinienne s’était déjà dispersée dans les villes des empires grec et romain plus tard, des siècles avant la chute du deuxième temple, pour devenir un peuple largement commerçant. Lors de la chute du deuxième temple en 70 après JC, environ les trois quarts des Juifs palestiniens étaient déjà dispersés. [6]

Et quelle était l’explication sioniste de l’antisémitisme ? Qu’elle était inhérente au non-juif, un produit de l’antagonisme « naturel » du non-juif. Comme l’expliquait Léon Pinsker, fondateur des Amants ds Sion, « la judéophobie est donc une maladie mentale, et en tant que maladie mentale, elle est héréditaire et, héritée depuis 2 000 ans, elle est incurable ». [7]

Abram Leon notait à ce sujet : « Le sionisme transpose l’antisémitisme moderne à toute l’histoire ; il  s’épargne la peine d’étudier les diverses formes d’antisémitisme et leur évolution. [8]

Au cours de ce qu’Israel Shahak appelle la période classique – environ 800-1200 après JC en Europe occidentale – et plus tard en Europe orientale, les Juifs sont devenus une « classe populaire ». Ils exerçaient des fonctions socio-économiques spécifiques en tant qu’usuriers et prêteurs, collecteurs d’impôts, aubergistes, ainsi que certaines professions liées au commerce telles que les orfèvres et les marchands de diamants. Les Juifs étaient les agents de l’argent dans une société fondée sur les valeurs d’usage. Comme l’avait observé Marx, « Nous ne chercherons pas le secret du Juif dans sa religion, mais nous chercherons le secret de sa religion dans les Juifs. » [9] Sans ce rôle social et économique distinctif, le judaïsme se serait éteint.

La cause de l’antisémitisme à cette époque était « l’antagonisme envers le marchand dans toute société basée principalement sur la production de valeurs d’usage ». [10] Les Juifs « faisaient partie intégrante des classes privilégiées ». [11] Shahak note : « … dans toutes les pires persécutions anti-juives … l’élite dirigeante … était toujours du côté des Juifs … tous les massacres de Juifs pendant la période classique participaient d’une rébellion paysanne ou d’un autre mouvement populaire. ” [12]

Au fur et à mesure que le capitalisme se développait en Europe occidentale, les Juifs entraient de plus en plus en conflit avec la classe marchande locale en développement et étaient généralement expulsés – en Angleterre en 1290 – cherchant refuge en Europe orientale. C’est lorsque le capitalisme a commencé à se développer en Europe de l’Est et en Russie à la fin du XIXe siècle que les Juifs ont de nouveau fui ou ont été expulsés vers l’Europe de l’Ouest et les États-Unis. Quelque trois millions d’entre eux avaient  émigré vers les Etats Unis en 1914. C’est l’émigration des Ost Juden [Juifs orientaus, NdT] qui a recréé la question juive en Occident. Comme Abram  Leon l’a fait remarquer, « les masses juives se retrouvent coincées entre l’enclume du féodalisme en décomposition et le marteau du capitalisme en décomposition ». [13]

Sionisme et antisémitisme

Il n’est pas surprenant que les principaux partisans du sionisme politique, qui a commencé vers la fin du XIXe siècle, aient été en fait les antisémites. Et les plus bruyants et les plus acharnés des opposants au sionisme étaient, et restent, des Juifs. Lorsque Théodore Herzl voulut tenir le premier congrès sioniste à Munich en 1897, il fut contraint de le déplacer à Bâle en Suisse en raison de l’opposition de la communauté juive locale. [14]

Le sionisme est né en réaction à l’antisémitisme, notamment aux pogroms russes de 1881 à la suite de l’assassinat du tsar Alexandre II. Des centaines de personnes avaient été tuées en près de trois ans de pogroms. [15] Dans le port de la mer Noire d’Odessa, centre de l’illumination hébraïque (Haskallah), les pogroms ont sonné le glas du rêve des intellectuels juifs petits-bourgeois que les Juifs pourraient vivre sur un pied d’égalité avec les non-Juifs. Comme Moshe Lillienblum l’a écrit dans The way of return (1881), « Quand j’ai été convaincu que ce n’était pas un manque de haute culture qui était la cause de notre tragédie – parce que étrangers nous sommes et étrangers nous resterons même si nous atteignions le sommet de la culture… tous les anciens idéaux m’ont quitté. [16]

Pour les sionistes, comme Pinsker l’a noté plus haut, l’antisémitisme était une maladie incurable . Et s’il était incurable, il ne pouvait pas être combattu. De cette manière, le sionisme était différent de tous les autres courants politiques parmi les Juifs dans sa réaction à l’antisémitisme : il acceptait la principale prémisse des antisémites – à savoir. que la présence juive parmi les non-juifs n’était pas naturelle et qu’ils étaient des étrangers et des allogènes.

Isaac Deutscher a observé :

« Il ne faut pas oublier que la grande majorité des Juifs d’Europe de l’Est étaient, jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, opposés au sionisme… les ennemis les plus fanatiques du sionisme étaient précisément les ouvriers… ils étaient les opposants les plus déterminés au sionisme. l’idée d’une émigration de l’Europe de l’Est vers la Palestine … d’un exode des pays dans lesquels ils avaient leurs maisons et dans lesquels leurs ancêtres avaient vécu pendant des siècles, les antisionistes voyaient là une abdication de leurs droits, une reddition à l’antisémitisme. Pour eux, l’antisémitisme semblait triompher dans le sionisme, qui reconnaissait la légitimité et la validité du vieux cri : « Juifs, dégagez ! Les sionistes étaient d’accord pour partir. [17]

Herzl reconnaissait à la fois une identité d’intérêt et une idéologie commune entre le sionisme et l’antisémitisme. Lorsqu’il punlia  sa brochure L’État juif en 1895, l’accueil le plus chaleureux vint de la part des antisémites : « J’étais à l’imprimerie et j’ai parlé avec les gérants… tous deux sont vraisemblablement antisémites. Ils m’ont accueilli avec une franche cordialité. Ils ont aimé ma brochure. [18]

Le biographe de Herzl  Desmond Stewart notait avec perspicacité : « … déjà en 1896, les antisémites autrichiens trouvaient des munitions dans les arguments de Herzl, tout comme les partisans de Drumont… » [19] Edouard Drumont était l’un des idéologues antisémites les plus importants du XIXe siècle. Il écrivit un livre influent, La France juive (1886) et édita un quotidien, La Libre Parole , et il fut l’un des leaders des anti-dreyfusards. Herzl était plein d’admiration pour Drumont : « Mais je dois à Drumont une grande partie de la liberté actuelle de mes concepts, car c’est un artiste. [20] Herzl a fait pression pour que Drumont chronique sa brochure dans La Libre Parole, ce qu’il fit le 15 janvier 1897, et il fut ravi du résultat. Drumont « loue les sionistes de la tendance de Herzl qui ne voient pas en nous des fanatiques… mais des citoyens qui exercent le droit à l’autodéfense ». [21]

De même, l’adjoint d’Herzl, Max Nordau, dans un entretien avec Raphaël Marchant, correspondant de La Libre Parole , observe que le sionisme « n’est pas une question de religion, mais exclusivement de race, et il n’y a personne avec qui je sois plus d’accord sur ce point que M. Drumont.» [22]

Là-dessus, il y avait un accord unanime parmi les essayistes sionistes. Le premier théoricien sioniste était Moses Hess, que Marx avait connu très tôt. Dans son pamphlet, Rome et Jérusalem , Hess écrit que « la lutte raciale est primaire et la classe secondaire » [23] , avant de poursuivre en expliquant :

« Les Allemands détestent la religion des Juifs moins qu’ils ne détestent leur race – ils détestent la foi particulière des Juifs moins que leur nez particulier … la réforme, la conversion, l’éducation et l’émancipation – rien de tout cela n’ouvre les portes de la société au Juif allemand, d’où son désir de nier sa propre origine raciale. [24]

Le sionisme et l’antisémitisme partageaient la même vision politique et le même territoire. Herzl s’est vite rendu compte que « les antisémites deviendront nos amis les plus fiables, les pays antisémites nos alliés ». [25] La pierre de touche à la fois pour le sionisme et les antisémites (et plus tard les nazis) était leur aversion pour la Révolution française, qui avait libéré les Juifs des ghettos et accordé l’égalité politique. Les sionistes, comme les rabbins orthodoxes, voyaient dans l’émancipation la cause de tous leurs maux. Le sionisme était l’équivalent séculier de l’orthodoxie juive.

Comme l’a observé l’historien sioniste Noah Lucas, « le sionisme était l’antagoniste avant tout de l’assimilation individuelle associée à l’émancipation ». [26] Le discours de Max Nordau au premier Congrès sioniste en 1897 tournait en dérision la Révolution française et l’émancipation comme un simple « mode de pensée géométrique du rationalisme français ». Les seuls doutes de Nordau concernant le sionisme étaient que les Juifs pourraient ne pas être «anthropologiquement aptes à devenir une nation». [27] De même, Nahman Syrkin, le premier sioniste « socialiste », avait soutenu que « l’émancipation des Juifs était, dès le début, le résultat d’une conformité logique aux implications d’un principe plutôt qu’un besoin réel ». [28]

On prétend souvent que Herzl est devenu sioniste à cause de l’affaire Dreyfus de 1894 – Alfred Dreyfus, un officier juif de l’armée française, avait été  accusé à tort d’espionnage, déchu de son grade et condamné à la réclusion à perpétuité sur l’île du Diable. L’affaire Dreyfus est devenue une cause célèbre et a prouvé que l’antisémitisme pouvait être combattu avec succès. C’est cette hostilité à l’antisémitisme qui devait aboutir à l’extermination de moins de 25 % des Juifs français dans l’holocauste. [29]

Desmond Stewart confirme qu’il est peu probable que le sionisme de Herzl résulte de l’affaire Dreyfus. [30] De même le rabbin Elmer Berger :

« Où dans le monde, un siècle auparavant, plus de la moitié d’une nation aurait-elle pris la défense d’un Juif ? Si Herzl avait eu une connaissance de l’histoire, il aurait vu dans l’affaire Dreyfus une preuve éclatante et réconfortante du succès de l’émancipation. [31]

Herzl lui-même a écrit :

« A Paris… j’ai acquis une attitude plus libre envers l’antisémitisme, que je commençais maintenant à comprendre historiquement et à pardonner. Avant tout, je reconnais la vaacuité et la futilité d’essayer de « combattre » l’antisémitisme. [32]

Antidote au socialisme

La stratégie de Herzl, qu’il ne devait pas voir aboutir de son vivant, consistait à faire appel aux hommes d’État et aux dirigeants européens pour nouer une alliance impériale avec le mouvement sioniste naissant. Au cours de ses voyages, il rencontra l’empereur allemand, les ministres tsaristes les comtes Witte et von Plehve, le sultan ottoman, Lord Cromer, Joseph Chamberlain, le roi Victor Emmanuel et même le pape ! Son message était toujours le même : en aidant le mouvement sioniste, vous aidez les opposants juifs au socialisme et à la révolution.

Léonard Stein note :

« Les événements de 1917 ont rendu naturel de se tourner vers le sionisme en tant que force stabilisatrice dans le monde juif, et de le valoriser pour sa puissance… pour fournir un antidote à la manie destructrice des Juifs en rébellion contre leur sort… » [33 ]

Au Kaiser allemand Herzl écrivit :

« Notre mouvement, déjà largement répandu, doit livrer partout une bataille acharnée avec les partis révolutionnaires qui sentent à juste titre en lui un adversaire. Nous avons besoin d’encouragement même si cela doit rester un secret soigneusement gardé. [34]

Et lorsqu’il a réitéré cet argument devant le grand-duc de Bade, ce dernier répondit, concernant la nécessité de maintenir les sociétés sionistes légales en Russie : « Pobedonostev devrait entendre cela. Tu devrais le lui dire. [35] Le grand-duc n’avait qu’un seul souci, selon Herzl :

« Il a pris mon projet de construction d’un État avec le plus grand sérieux. Sa principale crainte était que s’il soutenait la cause, les gens pourraient l’accuser d’antisémitisme. [36]

Lorsque Herzl rencontra le ministre allemand des Affaires étrangères von Bulow, « l’aspect antisocialiste du sionisme a été approfondi dans les moindres détails ». [37] Et quand il a enfin pu voir le Kaiser, il s’est empressé d’expliquer : « Nous éloignons les Juifs des partis révolutionnaires. [38]

Le point culminant de la recherche d’alliés antisémites par Herzl survint avec sa visite en août 1903 au ministre de l’Intérieur du Tsar, von Plehve, qui avait organisé les pogroms de Kichinev à peine quatre mois auparavant. Alors que Herzl expliquait le sionisme, Plehve l’interrompit : « Vous n’avez pas à justifier le mouvement devant moi. Vous prêchez à un converti ”. [39]

Cette réunion était cruciale pour les plans de Herzl. Parmi les mouvements politiques en Russie, seul le sionisme devait rester légal. Plehve rédigea une lettre promettant « une assistance morale et matérielle », une lettre qui est devenue « l’atout le plus précieux de Herzl ». [40] (Il est difficile de surestimer la haine avec laquelle les ministres tsaristes étaient tenus par les Juifs. Le nom de Plehve « avait une résonance maléfique comme l’aura plus tard  celui d’Adolf Eichmann ». [41] ) En raison de ce lobbying de Herzl « il n’y avait aucune interdiction des activités sionistes et une autorisation officielle a même été donnée pour la tenue de la deuxième conférence des sionistes russes à Minsk (septembre 1902) ». [42]

Le 17 février 1904, Plehve se rendit à Londres, où il fut interviewé par Lucien Wolfe pour The Times . Plehve admettra qu’il avait organisé les pogroms « parce que la jeunesse juive se livrait entièrement aux mouvements révolutionnaires ». Cependant, il « ne s’opposerait pas à l’encouragement des idées sionistes en Russie dans la mesure où elles étaient de nature à favoriser l’émigration » et « il pensait aussi que pour les non-émigrants, elles pourraient être utiles comme antidote aux doctrines socialistes ». [43]

Des années plus tard, Jabotinsky, chef des sionistes révisionnistes, devait tenir des pourparlers similaires avec le chef ukrainien Petlyura, dont les gangs fascistes assassinèrent quelque 100 000 Juifs entre 1918 et 1921. Comme l’admet Lacquer, « le principal coupable des pogroms était les forces nationalistes sous les ordres de Petlioura. [44]

On prétend souvent que le sionisme est un mouvement progressiste, voire socialiste. Pourtant, le phénomène du sionisme «socialiste» n’a eu lieu que parce que les travailleurs juifs d’Europe de l’Est avaient apporté leur soutien aux partis révolutionnaires et socialistes, puisqu’ils combattaient l’antisémitisme. Les dirigeants du Bund ont affirmé que le socialisme des sionistes de gauche était une imposture délibérée, qu’ils portaient un masque rouge pour cacher leurs véritables intentions et s’adapter à l’air du temps radical [socialiste ou communiste, NdT] . [45] À propos du sionisme « de gauche », Lucas note : « Le sionisme est entré en conflit direct avec les intérêts perçus du prolétariat juif. C’est dans ce contexte que les idées du sionisme socialiste ont été formulées. [46]

En pratique, chaque fois que les besoins du sionisme et du socialisme s’opposaient, c’était ce dernier qui cédait. Yitzhak Ben-Zvi, le deuxième président d’Israël, l’a dit succinctement en 1921 :

«Chaque fois que nous rencontrons une contradiction entre les principes nationaux et socialistes, la contradiction doit être résolue en abandonnant le principe socialiste en faveur de l’activité nationale. Nous n’accepterons pas la tentative contraire de résoudre la contradiction en se débarrassant de l’intérêt national au profit de l’idée socialiste. [47]

Réaction justifiable

C’était un lieu commun parmi les dirigeants sionistes que l’antisémitisme était une réaction compréhensible, sinon justifiée, à une présence juive étrangère. Jacob Klatzkin, un important intellectuel sioniste et rédacteur en chef de son journal officiel, Die Welt , et co-rédacteur en chef de l’ Encyclopaedia Judaica , a affirmé : « En un mot, nous sommes naturellement des étrangers. Nous sommes une nation étrangère au milieu de vous et nous voulons le rester. [48]

Klatzkin était inévitablement amené à justifier l’antisémitisme :

« La contribution de nos ennemis réside dans le maintien de la communauté juive en Europe de l’Est. Il faut apprécier le service national que la Pale of Settlement  [zone de résidence pour les Juifs] nous a rendus … nous devons être reconnaissants à nos oppresseurs de nous avoir fermé les portes de l’assimilation et avoir veillé à ce que notre peuple soit concentré et non dispersé. [49]

Ce thème de l’aspect bénéfique de l’antisémitisme, est une constante dans le sionisme, tout comme la haine de Klatzkin envers la diaspora (Galut) juive  :

« La Diaspora ne peut qu’entraîner la disgrâce de notre peuple et soutenir l’existence d’un peuple à l’âme et au corps défigurés, en un mot d’une horreur. Au pire, elle peut nous maintenir dans un état d’impureté nationale et engendrer une sorte de créature extravagante… Le résultat ne sera ni juif ni gentil [gentil = non juif]– en tout cas, pas un pur type national… » [50 ]

La logique était claire : « Au lieu d’établir des sociétés de défense contre les antisémites qui veulent restreindre nos droits, nous devrions établir des sociétés de défense contre nos amis qui veulent défendre nos droits. [51] Ce n’était pas non plus purement rhétorique. Lors d’une réunion contre l’antisémitisme, convoquée par l’organisme communautaire juif allemand Centralverein , « les perturbateurs sionistes et antisémites sont allés dans le même sens ». [52] Comme le demande Niewyk, « Est-ce que le point de vue des sionistes sur les vies juives déformées en dehors de la Palestine a renforcé le stéréotype antisémite des Juifs en tant que matérialistes, exploiteurs et traîtres ? » [53]

Un des successeurs ultérieurs de Herzl et premier président d’Israël, Chaim Weizmann, négocia la déclaration Balfour. En tant que ministre de l’Intérieur en 1905, Arthur J Balfour avait introduit la loi sur les étrangers pour empêcher les réfugiés juifs de fuir les pogroms en Angleterre. En 1902, Herzl avait témoigné devant la Commission royale sur l’immigration des étrangers, prônant des restrictions à l’immigration juive : « La comparution de Herzl devant la commission ne pouvait avoir que deux effets. Les antisémites pourraient dire que le docteur Herzl, un expert, a soutenu qu’un Juif ne pourrait jamais devenir Anglais. [54] Lorsque Lord Rothschild  demanda à Weizmann de ne pas soutenir ceux qui prônaient des restrictions à l’immigration juive, il répondit :

« Je serais une créature méchante si je ne disais que des choses qui pourraient conduire à une restriction de l’immigration. Mais je serais l’une de ces créatures méchantes à qui les Juifs anglais devraient ériger un monument par gratitude, parce que je les ai sauvés d’un afflux de Juifs d’Europe de l’Est et donc peut-être de l’antisémitisme. [55]

En plus d’être un antisémite, Balfour était aussi un ardent sioniste. Aujourd’hui encore, le quartier général sioniste londonien de Finchley s’appelle Balfour House. Le principal groupe anti-immigration du début du XXe siècle était dirigé par le député conservateur William Evans-Gordon. Dans son autobiographie, Weizmann écrit :

« Le projet de loi sur les étrangers en Angleterre et le mouvement qui s’est développé autour de lui étaient des phénomènes naturels qui auraient pu être prévus… Chaque fois que la quantité de Juifs dans un pays atteint un point de saturation, ce pays réagit contre eux… L’Angleterre avait atteint le point où elle pourrait ou accepterait d’absorber un certain nombre de Juifs et pas plus… La réaction contre cela ne peut être considérée comme de l’antisémitisme au sens ordinaire ou vulgaire de ce mot… Sir William Evans-Gordon n’avait aucun préjugé anti-juif particulier… il était sincèrement prêt à encourager toute implantation de Juifs presque partout dans l’empire britannique, mais il ne voyait pas pourquoi les ghettos de Londres ou de Leeds ou de Whitechapel devraient être transformés en une branche des ghettos de Varsovie et de Pinsk [ville de Biélorussie, NdT]. [56]

Peut-être que ce sentiment est le mieux résumé par le romancier israélien AB Yehoshua : « Même aujourd’hui, d’une manière perverse, un véritable antisémite doit être un sioniste. [57]

Dans le prochain article, nous verrons comment l’attitude sioniste traditionnelle envers l’antisémitisme n’a pas changé à l’époque de l’holocauste nazi. Au contraire, elle s’est renforcée, scellant le sort de centaines de milliers de Juifs dans le processus.

Notes:

1. B. Kimmerling, Politicide , Londres 2006, p. 123.

2. Chronique juive , 6 août 2004.

3. D. Rennie, The Daily Telegraph , 13 octobre 2004.

4. Voir R. Hilberg, The destruction of European Jewry , New York 1985, p. 19.

5. Voir, par exemple, G. Reitlinger, The final solution , Londres 1953, p. 388. Les fascistes catholiques slovaques, qui n’avaient aucun scrupule à déporter des juifs « à part entière », refusèrent que des juifs baptisés soient déportés. Il en a été de même dans toute l’Europe, y compris en Hongrie et en Roumanie.

6. Voir A. Ruppin, Les Juifs dans le monde moderne , Londres 1934, p. 22; cité dans A. Leon, The Jewish question – a Marxist interpretation , New York 1980, p. 68.

7. L. Pinsker, Autoemanzipation, ein Mahnruf an seine Stammesgenossen, von einem russischen Juden , Berlin 1882, p. 5.

8. A. Léon, op. cit. , p. 247.

9. Sur la question juive , Essais choisis par Karl Marx , New York 1926, p. 88.

10. A. Léon, op. cit. , p. 71.

11. I. Shahak, Histoire juive, religion juive , Londres 1994, p. 52.

12. Idem. , p. 66–67.

13. A. Léon, op. cit. , p. 226.

14. N. Weinstock, Le sionisme, un faux messie , 1969, p. 39.

15. D. Vital, Les origines du sionisme , Oxford 1980, pp.51-55.

16. Cité dans A. Hertzberg, The Zionist idea – a historical analysis and reader , New York 1981, pp.169-170.

17. I. Deutscher, La Révolution russe et la question juive , Le Juif non juif et autres essais , pp.66-67.

18. M. Lowenthall, Les journaux de T Herzl , New York 1962, p. 91.

19. D. Stewart, Theodor Herzl , New York 1974, p. 25.

20. Idem.

21. Idem. , p. 251 fn.

22. Idem. , p. 322.

23. M. Hess, Rome et Jérusalem , Avant-propos , New York 1958.

24. Idem. , p. 49. Voir aussi p. 71.

25. R. Patai ( éd. ), The complete diaries of Theodore Herzl , Vol.1, Londres 1960 : entrée du 11 juin 1895.

26. N. Lucas, L’histoire moderne d’Israël , New York 1975, p. 18.

27. Journaux complets , pp. 275–76.

28. N. Syrkin, Le problème juif et l’Etat socialiste-juif ; cité dans A. Hertzberg op. cit. , p. 337.

29. Reitlinger estime que 60 à 65 000 Juifs français sont morts dans les camps d’extermination, Hilberg avance le chiffre à 75 000 sur quelque 300 000.

30. D. Stewart, Theodore Herzl – artiste et homme politique , Londres 1974, p. 164.

31. Idem. , p. 167.

32. Idem. , p. 6.

33. L. Stein, La déclaration Balfour , Londres 1961, p. 162.

34. R. Patai ( éd. ), op. cit. , p. 596.

35. Idem. , p. 657.

36. M. Lowenthall, op. cit. , p. 118.

37. Idem. , p. 666.

38. Idem. , p. 729.

39. R. Patai ( éd. ), op. cit. , p. 1 525.

40. M. Menhuin, La décadence du judaïsme à notre époque , New York 1969, p. 46.

41. D. Stewart, op. cit. , p. 316.

42. C. Weizmann, Lettres et papiers , vol. 2, Oxford 1971, p. 284.

43. Idem. , vol. 3, p. 216 fn.

44. W. Lacqueur, Une histoire du sionisme , New York 1975, p. 441.

45. B. Ehud, Zionismus oder Sozialismus , Varsovie l899, p. 30; et L. Monst Origins of the Russian-Jewish , Melbourne 1947, p. 136 ; cité dans W. Lacqueur, op. cit. , p. 273.

46. ​​N. Lucas, op. cit. , p. 35.

47. Achduth , n° 16, Tel-Aviv 1921 ; cité dans Machover et Offenburg, Le sionisme et ses épouvantails , pp. 49-50.

48. J. Klatzkin, Krisis und Entscheidung in Judentum , Berlin 1921, p. 118 ; cité dans K. Hermann, Sionisme et racisme , Guildford 1976, p. 204.

49. Idem. , p. 205.

50. Idem. , p. 322–23.

51. J. Klatzkin dans B. Matovu, La volonté sioniste et l’acte nazi ; cité dans U. Davies, Sionisme – utopie incorporée , p. 17.

52. DL Niewyk, Les Juifs de Weimar en Allemagne , Louisiane, p. 139, note de bas de page 68 ; citant Israelitisches Familienblatt , 3 juin 1920.

53. Idem.

54. W. Lacqueur, op. cit. , p. 119.

55. R. Patai ( éd. ), op. cit. , p. 1, 292–93.

56. C. Weizmann, Trial and error , New York 1966, pp. 90–91.

57. Chronique juive , 22 janvier 1982.

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