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Désioniser la mémoire du génocide nazi

24 avril 2024

Ce n’est pas un article d’actualité que je vous propose mais un texte de réflexion paru dans un média alternatif espagnol dont l’auteur est historien. Sa réflexion s’appuie d’ailleurs sur le travail d’autres intellectuels dont deux très connus en France et dans le monde: Norman Finkelstein et Hannah Arendt.

Le propos de ce texte est de disputer la mémoire de ce qu’on appelle l’holocauste au sionisme qui en fait un usage exclusiviste, en ignorant les victimes non juives du nazisme et en utilisant la mémoire du génocide comme un blanc seing pour ses propres crimes.

Dans son argumentation, Diego Diaz rappelle les années de relative indifférence à l’égard de la mémoire des victimes du nazisme, passée la sidération des premières années d’après guerre. Il rappelle aussi le peu de cas que le mouvement sioniste faisait de cette mémoire avant de se l’approprier, en qualité de propriétaire exclusif, après la guerre de juin 1967 qui avait vu l’entité sioniste conquérir le reste de la Palestine ainsi que le Sinaï égyptien et le Golan syrien.

La problématique soulevée par Diego Diaz est tout sauf anodine parce qu’une part sans doute significative des opinions publiques occidentales ne peut envisager de prendre des positions ressentie comme offensantes pour le peuple victime de la Shoah.

Or, en l’espèce, il ne s’agit pas de nier les crimes nazis mais de les resituer dans leur historicité sans omettre leurs victimes non juives. Fou ou pas, Adolf Hitler reflétait l’esprit de son temps marqué par le racisme et le colonialisme. La singularité du régime nazi est d’avoir employé les moyens industriels de l’époque:  fichage généralisé, moyens de transports, fours crématoires etc. en Europe même et non dans quelque colonie en Afrique ou en Asie.

Car ni l’extermination intentionnelle de populations, ni leur parcage dans des camps de concentration n’étaient des nouveautés. Les camps de concentration réapparaîtront d’ailleurs en Algérie française sous l’appellation très proche de «camps de regroupement».

Retirer au régime et au mouvement sionistes cette mémoire des crimes nazis mise bassement au service de sa propagande est un objectif dont on ne doit pas minimiser la portée.  

Disputer la mémoire de l’holocauste au sionisme

Depuis la fin du XXe siècle, l’histoire des crimes nazis a subi une « sionisation  progressive».

Par Diego Diaz, El Salto (Espagne) 29 janvier 2024 traduit de l’espagnol par Djazaïri

Isabel Díaz Ayuso visite Auschwitz et appelle à «ne pas oublier» le génocide commis par l’Allemagne nazie. La présidente de la Communauté de Madrid annonce depuis la Pologne la création du Musée juif espagnol, tandis que la capitale du Royaume, gouvernée par son parti, entretient une Rue des  tués de  Division Azul, dédiée à honorer la mémoire des volontaires espagnols qui combattirent aux côtés de l’Allemagne nazie. Tout cela en pleine invasion de Gaza par l’armée israélienne qui a déjà coûté la vie à plus de 25 000 Palestiniens, armée avec laquelle la droite espagnole a serré inconditionnellement  les rangs.

Isabel Dias Ayuso à Auschwitz

Comment  est-il possible d’avoir tout cela en même temps? Comment la mémoire d’un génocide peut-elle en cacher un autre ? Comment le Parti Populaire [droite espagnole] peut-il en même temps reconnaître les crimes d’Hitler et tenter d’effacer la mémoire des Espagnols qui les ont subis, comme le socialiste Largo Caballero, emprisonné par le nazisme, et dont le gouvernement Almeida a tenté il y a peu d’effacer le nom d’une rue de Madrid ?

La shoah contre l’holocauste

Une réponse à ces questions réside dans la « sionisation » progressive que connaît l’histoire des crimes nazis depuis la fin du XXe siècle. C’est le sionisme qui a encapsulé la mémoire des six millions de Juifs assassinés par Hitler et isolé leur mémoire de celle des cinq autres millions de victimes des camps de concentration du Troisième Reich : les Tsiganes, les Slaves, les homosexuels, les  ennemis politiques, les Témoins de Jéhovah ou les personnes handicapées.

La popularisation de l’usage du terme hébreu Shoah a en outre contribué à mettre en avant certaines victimes par rapport à d’autres, faisant de l’Holocauste un épisode historique lié avant tout au judaïsme des victimes et à l’antisémitisme de leurs bourreaux. Pour l’historien Fernando Hernández Sánchez, l’antisémitisme est une « composante structurelle de l’Holocauste », mais il ne peut cacher d’autres génocides, comme celui du peuple tsigane, ni d’autres persécutions et exterminations liées à des questions sexuelles ou politiques. Pour Hernández, professeur à l’Université autonome de Madrid, la haine du nazisme à l’égard des juifs, des homosexuels ou des socialistes et communistes avait le même fil conducteur : « ils considéraient tous ces groupes comme des ennemis de l’ordre ancien, dissolvant des éléments de la société traditionnelle avec également une forte charge de cosmopolitisme et d’internationalisme.»

Selon cet historien, la gauche ne peut renoncer à « disputer » la mémoire de l’Holocauste au sionisme, une idéologie nationaliste qui veut faire du massacre de six millions de Juifs un prétexte pour légitimer Israël et sa politique envers les Palestiniens. Hernández rappelle que parmi les victimes juives de l’Holocauste, il y avait « des sionistes et des non-sionistes, des athées et des religieux [croyants], des personnes étroitement liées à la communauté juive et d’autres qui se sentaient citoyens de leur pays et pour qui l’identité juive était une question très secondaire ». , quand elles ne l’avaient pas oubliée, jusqu’à ce que les nazis la leur rappellent.»

La construction d’un récit

L’holocauste n’a pas toujours été là. Bien qu’après la Seconde Guerre mondiale les crimes nazis aient été jugés et que des efforts pédagogiques aient été initiés pour faire connaître les atrocités commises dans les camps, leur mémoire s’est effacée dans les années qui suivirent et de nombreux survivants ont été accueillis avec une grande indifférence lorsqu’ils ont voulu ériger des monuments ou publier leurs souvenirs. Le politologue américain Norman Finkelstein, fils de deux juifs polonais, tous deux survivants de l’Holocauste, a publié l’essai « L’industrie de l’Holocauste » en 2000. Finkelstein y déclarait des choses aussi inattendues que le fait que l’Holocauste avait joué un rôle assez discret dans le récit national israélien jusqu’en 1967.

Pourquoi? L’universitaire américain observe que les images des corps décharnés des Juifs ne correspondaient pas à l’image du peuple juif guerrier que David Ben Gourion, père de l’État d’Israël, voulait projeter de la nouvelle nation, née dans la guerre contre ses voisins arabes. C’est pourquoi le sionisme préférerait s’inspirer de l’imagerie du colon juif héroïque en Palestine et, quand il parle de l’Holocauste, des résistants du ghetto de Varsovie qui affrontaient leurs geôliers les armes à la main.

Il faudra attendre la guerre israélo-arabe de 1967, selon Finkelstein, pour que le sionisme, fortement critiqué au niveau international pour sa politique à l’égard du peuple palestinien, mette en avant le génocide commis par les nazis comme un certificat pour légitimer sa colonisation de la Palestine. De là, le pas serait franchi dans les décennies suivantes vers ce que Finkelstein a appelé «l’industrie de l’Holocauste», l’ensemble de l’appareil culturel construit pour diffuser le récit sioniste sur le génocide juif – films, livres, musées, fondations et projets éducatifs – ainsi que pour obtenir et gérer les millions des indemnisations financières de l’Allemagne et d’autres pays de l’Axe, ainsi que des banques et des entreprises responsables des crimes du nazisme. L’auteur s’interroge sur la destination finale de ces indemnisations, théoriquement destinées aux victimes, mais canalisées et gérées par le mouvement sioniste international à travers l’Organisation juive mondiale pour la restitution.

Le mal absolu ?

Cette semaine à Oviedo/Uviéu, le Groupe Zivia Lubetkin, lié à l’Association Asturienne des Amis d’Israël, a présenté, comme chaque année, une séance monographique à 400 écoliers de toutes les Asturies. Cette activité est organisée depuis des années en collaboration avec la Principauté [province] et les centres scolaires. La nouveauté de cette édition est qu’elle s’est tenue au milieu des bombardements et du siège de Gaza, retransmis quotidiennement dans les médias, et alors qu’Israël est déféré pour un possible crime de génocide devant le tribunal de La Haye. Ce n’est pas un hasard si, lors de l’événement, le président de l’Association asturienne des Amis d’Israël a averti les étudiants de divers instituts que le terme génocide ne pouvait pas être employé à la légère.

L’idée selon laquelle l’Holocauste représente un « mal absolu » qui ne peut être comparé à aucun autre processus de nettoyage ethnique ou de génocide est l’un des axiomes du récit sioniste. D’une certaine manière, toute analogie avec d’autres processus reviendrait à « banaliser » l’Holocauste. Certes, l’ampleur et le caractère systématique de l’extermination des Juifs en Europe constituent le degré maximum de violence dans la destruction d’une communauté. Francisco Erice, professeur à l’Université d’Oviedo, rappelle cependant que les horreurs du nazisme sont directement liées à celles du colonialisme et de l’impérialisme. Le camp de concentration n’a pas été inventé pendant la Seconde Guerre mondiale, mais dans les guerres coloniales de Cuba et des Boers, en Afrique du Sud, pour confiner des populations civiles considérées comme globalement ennemies. La philosophe allemande Hannah Arendt, juive réfugiée aux États-Unis après l’accession au pouvoir d’Hitler, a retracé dans son ouvrage publié après la Seconde Guerre mondiale cette origine de l’horreur nazie dans les horreurs du colonialisme européen. « Ce qui est nouveau, outre le caractère industriel du génocide, c’est que la violence s’applique à la population européenne », explique Erice, pour qui si l’Holocauste est « le mal absolu », comme le soulignent certains récits sionistes, « ce qu’on veut dire par là c’est que les Juifs sont les victimes absolues.»

L’auteur de « En défense de la raison » considère que le sionisme a construit l’idée d’« un peuple juif constamment assiégé et qui a le droit de tout faire pour se défendre » car à tout moment l’Holocauste peut se répéter. Le fondamentalisme islamique est désormais présenté comme la nouvelle menace à la survie du peuple juif, et la gauche qui remet en question la politique  d’Israël est « antisémite » et « négationniste ».

Face à la patrimonialisation de la souffrance, il faudrait une explication globale permettant d’établir des analogies avec le présent. Pour Fernando Hernández, l’Holocauste est un épisode historique qui doit être enseigné et expliqué dans son contexte et dans sa pluralité : « c’est comme une poupée russe qui cache de nombreuses poupées à l’intérieur ». Pour cet auteur, face au «particularisme» du récit sioniste, il est temps de construire une « mémoire universaliste » qui rende compte de toutes les victimes : la «Stolpersteine», les « Pierres qui font trébucher », un mémorial et projet artistique présent dans de nombreuses villes, et par lequel on se souvient des personnes qui sont passées par les camps de concentration ou d’extermination serait pour Hernández « une expérience intéressante où s’entrelacent les nombreuses mémoires de l’Holocauste ».